Chapitre XVI
Margaret s’éveilla.
Sur le moment, elle ne sut pas où elle était. Puis le gémissement du vent la ramena à la conscience. Elle prêta l’oreille aux rafales et huma l’odeur de la neige mêlée à celle du bois brûlé et à celle des tentures de soie de sa chambre. Elle était à la Tour de Neskaya, et la tempête qui martelait les murs depuis deux jours se terminait. Elle réalisa qu’elle avait appris à analyser les phénomènes climatiques en un temps record. Mais prévoir le temps était bien plus facile que maîtriser la télépathie.
Elle avait encore rêvé. Elle avait cru d’abord qu’elle rêvait des corridors des dortoirs de l’Université, mais elle réalisait maintenant que c’était un autre endroit, aux couloirs sans fin. Et elle cherchait quelque chose. Elle soupira, se tourna sur le flan et se blottit sous ses couvertures.
Que cherchait-elle ? Si seulement elle se le rappelait !
Toute sa vie elle avait eu l’impression de chercher quelque chose, de courir dans des couloirs, de traverser des pièces sombres. Il y avait eu un temps où ces voyages nocturnes l’emplissaient de terreur. Maintenant, elle connaissait l’origine de ces souvenirs, et ils ne l’effrayaient plus. Ou plutôt, rectifia-t-elle mentalement, ils ne l’effrayaient plus autant.
Istvana Ridenow, qui était maintenant son enseignante en même temps que son amie, disait qu’elle ne serait sans doute jamais totalement libérée de l’ombre qu’Ashara Alton avait projetée sur elle pendant tant d’années. Elle lui avait appris des techniques pour calmer son esprit, et cela l’avait aidée. Malgré tout, la seule idée de cette terrible femme qui l’avait ensorcelée, alors qu’elle n’était qu’une enfant, suffisait à la faire frissonner. Intellectuellement, elle savait qu’Ashara Alton n’existait plus. Des mois plus tôt, elle avait elle-même détruit ce qui restait de la Gardienne. Mais émotionnellement, elle n’y croyait pas.
Margaret Alton huma le parfum de balsamine de ses draps et de ses couvertures, mêlée à l’étrange odeur des grandes matrices, chargées d’énergie, qui travaillaient au-dessus d’elle. Quand elle levait les yeux, elle voyait les draperies de soie tombant du plafond, et qui projetaient d’immenses ombres dans la semi-obscurité de la chambre. Il y avait peu de détails personnels dans la pièce, à part sa petite harpe posée dans un coin, et un holo de Lew et Dio. Certains objets l’avaient tentée quand elle était allée au marché avec Caitlin Leynier, mais finalement, elle n’avait acheté que quelques châles et jupons. Ils n’étaient pas aussi somptueux que ceux d’Aaron, mais elle savait qu’il l’avait gâtée. Elle pouvait faire ses bagages et partir dans l’heure. Pourquoi répugnait-elle tant à s’installer définitivement ?
Peut-être parce qu’elle avait si souvent vécu en nomade avant de venir sur Ténébreuse. Margaret savait que cette explication facile n’était pas la véritable raison de son malaise à envisager un long séjour à Neskaya. Malgré les efforts d’Istvana et l’accueil chaleureux des autres, elle manquait toujours d’enthousiasme pour ses études.
Elle était nerveuse, en dépit de ses efforts pour trouver la sérénité. Au tréfonds d’elle-même, elle savait qu’elle ne resterait pas très longtemps à la Tour. Elle ne pouvait pas définir cette prémonition, qui n’avait pas la force d’une vision, mais était assez précise pour la troubler. Elle n’avait pas parlé de ces sensations à Istvana, et elle faisait de son mieux pour les dissimuler. Mais Caitlin lui avait demandé plusieurs fois si quelque chose la tracassait, et elle avait été forcée d’inventer des excuses qu’elle trouvait malhonnêtes. Ce pressentiment n’était pas logique, et après avoir si longtemps dépendu de la logique, elle répugnait à s’y fier.
Au bout de six mois, elle avait l’impression d’avoir passé toute une vie sur Ténébreuse, et une vie assez tumultueuse, en plus. Non, c’était plus proche de sept mois, réalisa-t-elle, et son cœur s’accéléra. Bientôt, Rafaella viendrait la chercher, pour passer le Solstice d’Hiver à Thendara. Tout était arrangé. Si les tempêtes hivernales ne venaient pas tout gâcher, elle reverrait bientôt son père, et Mikhail. Elle bannit fermement toutes ses craintes de son esprit. Penser à lui était trop douloureux pour s’y attarder.
Margaret sortit sa main gantée de sous ses couvertures. Elle allongea le bras et l’observa dans la pénombre. La matrice cachée sous la soie marquait un point de partage dans sa vie, avec lequel elle n’était pas encore réconciliée. Elle était toujours Margaret Alton, Humaniste de l’Université. Mais chaque jour, elle devenait un peu plus Marguerida Alton. Sa main meurtrie semblait représenter tout ce qu’elle avait perdu et gagné. Elle avait déjà très mal vécu le fait de se découvrir soudain télépathe, mais qu’elle ait en plus la voix de commandement, c’était presque plus qu’elle n’en pouvait supporter. Elle l’avait travaillée avec Liriel à Arilinn, et après l’attaque des bandits, Istvana avait trouvé sage d’en continuer la formation. Elle n’avait pas parlé des bandits à la leronis, lui disant seulement qu’elle avait envoyé le petit Donal dans le surmonde. Istvana savait que Margaret lui cachait quelque chose, mais l’empathe avait trop de tact pour insister.
Neskaya était un bon choix, car Istvana, avec sa réputation méritée d’innovatrice, avait inventé plusieurs exercices qui avaient donné à Margaret une meilleure compréhension de cet aspect de son laran. Si seulement les autres aspects avaient été aussi faciles à maîtriser !
Elle abaissa le bras et rentra la main sous les couvertures. Le reste de son rêve surgit soudain au milieu de sa rêverie. Elle évitait volontairement d’y penser depuis quelques minutes. Elle sentait son rêve frémir dans sa tête, comme de l’eau qui frissonne, prête à bouillir.
Qu’est-ce qu’elle cherchait ? Le rêve était devenu plus flou à mesure qu’elle se réveillait, mais il en persistait quelque chose de troublant, comme une odeur de fumée dans une maison vide. Elle ne cherchait pas quelque chose, pas vraiment. C’était plutôt comme si quelqu’un l’appelait.
À cette idée, elle pensa immédiatement à Mikhail Hastur. Il était à Thendara maintenant, et il était peu probable qu’il l’appelle au milieu de la nuit. Il l’avait fait de temps en temps quand il était à la Maison Halyn, mais depuis son retour dans la cité, il ne l’avait contactée que de jour. Bien sûr, il avait peut-être rêvé d’elle. Ce n’aurait pas été la première fois qu’ils se rencontraient en dormant. C’était toujours si doux, si tendre, qu’elle se réveillait en souriant.
Enfin, pas toujours tendre, reconnut-elle, sentant son visage s’empourprer dans la pénombre. C’était un homme après tout, avec toute la vigueur sexuelle que possédaient les hommes, elle le savait. Elle avait perçu des bribes de rêves si passionnés, si profondément explicites, qu’elle se sentait comme transportée au réveil. C’était exaltant, mais aussi un peu repoussant. Elle ne parvenait toujours pas à se résoudre à penser à la réalité de l’acte – aux caresses ardentes, fébriles, qui l’attendaient. Toutes les années de la possession d’Ashara lui avaient laissé une certaine répugnance pour les contacts physiques, qu’elle n’était pas certaine de pouvoir surmonter un jour.
Margaret écarta ces souvenirs et s’efforça de penser à autre chose. Pauvre Mikhail ! Il se reprochait tellement la façon dont il s’y était pris avec Priscilla et les enfants, et pourtant, elle lui avait dit qu’il avait fait de son mieux. Il était un peu comme son père, avec un sens hypertrophié de ses responsabilités, et perfectionniste, en plus. Cette pensée la fit sourire. Voilà que je tombe amoureuse d’un homme qui ressemble à mon père ! Comme c’est banal ! Après tous les problèmes que j’ai eus avec Lew Alton, on aurait pu croire que je sauterais sur l’occasion de choisir un homme ordinaire, comme Rafaël Lanart. Pas Gabe, quand même. Il est ennuyeux et ça finit par être exaspérant. Avec Gabriel Lanart-Alton, je serais devenue folle au bout de dix jours !
Mikhail lui manquait, son absence creusait en elle comme un grand trou, et elle n’aimait pas ces sensations qui lui donnaient l’impression d’être impuissante, sans aucun contrôle sur sa vie si elle se laissait aller à penser à lui, et ça lui déplaisait souverainement. Tout ce qu’elle ressentait actuellement – le désir physique, sain et naturel, l’amour fou pour un beau garçon –, elle aurait dû le connaître à l’adolescence, mais elle avait été réprimée par Ashara. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir la nostalgie de son rire qui sonnait si clair et qui faisait briller ses yeux. Et Mikhail était la seule personne avec qui elle pouvait parler de tout – même son père n’était pas si disponible.
À contrecœur, elle se força à ne plus penser à Mikhail et à se concentrer sur le rêve qui papillotait encore dans son esprit. Elle avait souvent fait des rêves semblables, pleins d’interminables couloirs, de portes closes, et de pièces obscures. Parfois, c’étaient les dortoirs de l’Université, mais d’autres fois, elle marchait dans un dédale qui rappelait le Château Comyn. Elle avait toujours pensé qu’elle cherchait quelque chose, mais elle ne savait pas quoi.
Ce rêve était différent. Elle n’avait pas l’impression qu’elle cherchait quelque chose, mais plutôt que quelque chose la cherchait. Appelait son nom. Était-ce un autre rêveur, Mikhail par exemple, ou s’agissait-il d’un phénomène tout différent ?
À la pensée de son nom, Margaret Alton, elle eut le sentiment que ce n’était pas un rêveur. Quoi que ce fût, ça semblait vieux. Non, le mot « ancien » était plus juste. Elle frissonna, se recroquevillant sous ses couvertures et les resserrant autour de ses épaules. Et le terme ancien fit resurgir le souvenir d’une pièce illuminée et d’Ashara Alton. N’avait-elle pas détruit les derniers vestiges de cette vieille femme dans le surmonde ?
Sa paume la brûlait sous le gant de soie, et elle sentait puiser les lignes d’énergie. Ce n’était pas douloureux, mais c’était puissant. Rien n’est jamais totalement détruit, N’est-ce pas ? pensa-t-elle. Je ne veux pas être obligée de retourner dans le surmonde ! Ni maintenant ni jamais ! Que veux-tu de moi ? Qui que tu sois, pourquoi ne me laisses-tu pas tranquille ?
Elle tremblait, haletante comme si elle avait couru des kilomètres, au lieu d’être couchée dans son lit. Margaret s’efforça de maîtriser l’hystérie qu’elle sentait monter en elle. Elle n’avait pas eu de crises d’angoisse depuis des semaines, et elle les croyait finies à jamais. Ashara Alton n’était plus et ne pouvait plus lui nuire. Ses larmes se mirent à couler tandis qu’elle tentait de maîtriser sa peur.
Un coup léger fut frappé à sa porte, et elle sursauta.
— Qu’est-ce qu’il y a ? cria-t-elle, d’un voix aiguë de petite fille.
Istvana Ridenow ouvrit et entra.
— C’est la question que je voulais te poser. Ma chère enfant, la moitié des techniciens de la Tour ont le tournis. Heureusement que nous ne faisons rien de vital. Que se passe-t-il ?
— Maudit soit le Don des Alton ! Je ne voulais pas émettre ainsi, et avec toute cette soie autour de moi, ce devrait être impossible ! J’ai fait un rêve. Pas un cauchemar, mais inquiétant quand même. Celui que je fais depuis des années, dans un lieu plein de couloirs et de portes fermées. J’ai fait ce rêve toute ma vie, mais plus souvent ces temps-ci.
— Oui, je sais. Tu m’en as parlé une ou deux fois. En quoi celui-là était-il différent aujourd’hui ?
— J’avais l’impression que quelqu’un m’appelait et ça m’a fait penser à… elle ! C’est ce qui m’a paniquée.
— Allons, allons, chiya. Ashara a disparu, elle ne peut plus te faire de mal.
— Va dire ça à mon subconscient !
La colère fulgura dans ses veines, dissipant partiellement sa peur. La rage lui faisait du bien, mais elle détestait se mettre en colère. Cela lui rappelait trop les fureurs inexplicables de Lew Alton quand elle était petite, même si elle n’avait jamais rugi toute la nuit en cassant la vaisselle. Malgré son côté purificateur, la colère lui donnait l’impression d’être stupide et désarmée.
Istvana ne répondit pas, mais elle s’assit dans le fauteuil à l’autre bout de la chambre, et ferma les yeux. Margaret attendit sans bouger, et les derniers vestiges de sa terreur s’évanouirent. Elle regarda la petite blonde grisonnante, et un sourire joua sur ses lèvres. Elle ressemblait beaucoup à Dio, avec le même genre de calme assurance qui ne manquait jamais de la calmer. Mais ça lui fit mal de la regarder, parce qu’elle ne savait pas si elle reverrait jamais Dio vivante et en possession de tous ses moyens. Parfois, la ressemblance entre les deux Ridenow était presque douloureuse, mais pas cette nuit.
— Oui, tu as raison. Quelque chose t’a appelée. Je l’ai entendu aussi, mais je n’y ai pas prêté attention. J’ai dû supposer que c’était Mikhail, dit lentement Istvana, comme perdue dans ses pensées.
— Pourquoi ?
Margaret sentit ses joues s’empourprer.
— Chiya, nous savons tous… enfin, il est difficile d’ignorer à quel point vous vous aimez. C’est très tendre en fait. Je veux dire, les amoureux font souvent penser à des chèvres en rut, ce qui est amusant, bien qu’assez terre à terre. Mais tes rencontres en rêve avec Mikhail sont pleines de douceur et de tendresse. Et de retenue, pour la plupart.
Elle baissa la tête, et Margaret comprit qu’elle avait capté certains autres rêves, ceux qui frisaient la pornographie.
— Oh, zut ! Je ne savais pas que j’émettais des pensées lubriques dans toute la Tour !
Istvana releva la tête et se mit à rire aux larmes.
— Désolée, Marguerida, je ne devrais pas rire comme ça, dit-elle quand elle eut retrouvé son souffle. En fait, la simple lubricité serait plus facile à supporter. Mais ton désir est comme une douleur sourde. Crois-tu que ton oncle Gabriel finira par céder ?
— Il est très têtu.
— J’ai connu des mules qui l’étaient moins, dit la leronis, ironique.
Dom Gabriel et Istvana en étaient presque venus aux mains au sujet de Marguerida, quelques mois plus tôt au Château Ardais. Elle semblait ne causer que des problèmes partout où elle allait. Elle aurait voulu s’enfuir, échapper à ce gâchis. Mais il y avait trois pieds de neige autour de Neskaya en ce moment – et ils trouvaient tous que c’était une chute modérée et que l’hiver serait doux ! Les sentiers de montagne étaient déjà difficiles et seraient bientôt fermés. De plus, où irait-elle ? Sur la lune ?
Elle gloussa à cette pensée, et ça lui fit du bien.
— Quand mon père est revenu sur Ténébreuse, je pensais que tout irait bien. Mais la situation est toujours aussi embrouillée, non ? Et on dirait que je ne peux rien faire pour la régler, quel que soit le temps que je passe à réfléchir à des solutions. Je suppose que c’est la même chose que de déplacer les montagnes – jolie métaphore, mais c’est plus facile à dire qu’à faire.
— Tout n’est pas totalement inextricable, mais… Revenons-en à cet appel. Je pense que c’est très important. Je croyais que c’était Mikhail, et c’est pour ça que je n’y ai pas prêté attention jusqu’au moment où tu as commencé à t’agiter, mais maintenant, je me rappelle que ce n’était pas sa voix. Pourtant, c’était une voix d’homme, non de femme, alors tu peux cesser de te tourmenter au sujet d’Ashara.
— Tu as raison. C’était une voix grave – une basse profonde, pas un ténor léger comme Mikhail. Elle donnait presque l’impression d’un tremblement de terre. Je ne connais personne qui ait ce genre de voix. Et je m’y connais en voix, tu peux me croire. Parfois, je voudrais revenir à l’époque où je les enregistrais et où j’écoutais les vieilles chansons, au lieu d’apprendre à maîtriser mes Dons. Excuse-moi. Tout le monde a été très patient et compréhensif avec moi. Mais je continue à me sentir piégée.
Elle fit une pause.
— Et quand je fais ces rêves de couloirs et de labyrinthes, c’est encore pire. Je ne l’avais pas réalisé avant d’en parler.
— Labyrinthes ? Oui, tu en as déjà parlé – quand tu te remettais de la maladie du seuil, mais j’avais oublié.
— Moi aussi – et ça ne me manquait pas ! Il y a des tas de choses auxquelles je voudrais ne jamais repenser !
— Parle-m’en un peu plus.
Istvana se renfonça dans son fauteuil, resserrant ses vêtements autour d’elle. Il faisait frais dans la chambre, mais pas vraiment froid, car la Tour était bien chauffée. Margaret prit un châle dans un tiroir proche de son lit, le donna à la Gardienne, puis en sortit un pour elle. Elle en avait six maintenant, en laine souple ou en laine mêlée de soie, dans les tons de vert et de rouille qu’elle affectionnait, et elle en portait parfois plusieurs en même temps.
Elles s’emmitouflèrent dans leurs châles, puis Marguerida fronça les sourcils.
— La première fois que je suis allée au Château Comyn – enfin, quand Rafe Scott m’y a emmenée, pas quand j’étais petite – j’ai eu l’impression de voir ce labyrinthe déployé dans tout l’édifice. J’ai cru que c’était une illusion, mais j’ai découvert plus tard qu’il y avait une sorte de labyrinthe dans le château. Je suppose que cela fait partie des souvenirs d’Ashara Alton, parce que je n’ai pas pu apprendre grand-chose sur lui. Tout ce que je sais, c’est que je pourrais me diriger dans le Château Comyn les yeux fermés si c’était nécessaire.
— C’est intéressant. Comme toi, j’en ai entendu parler mais je n’ai pas pu découvrir grand-chose à son sujet. C’était le labyrinthe de ton rêve ?
— Non, mais il était identique. L’architecte du Château Comyn a-t-il construit d’autres édifices ?
Istvana se remit à rire.
— L’architecte ? S’il a existé, son nom est oublié depuis longtemps. À ma connaissance, le Château Comyn a été construit sur deux ou trois générations, et, comme la plupart des bâtiments de Ténébreuse, en l’agrandissant au hasard selon les besoins. Et la partie que tu connais est beaucoup plus récente.
— C’est bien ce que je pensais. Qui pourrait me renseigner ?
— Il y a peut-être quelque chose sur l’histoire du château à Nevarsin. Les cristoforos ont des tas de vieux textes.
— Tout moisis d’humidité, sans doute, dit-elle, acide.
— Allons, allons ! Les moines de Nevarsin prennent grand soin de leurs livres. Attends ! J’ai l’impression de me rappeler quelque chose. J’ai la tête pleine d’histoires, cette nuit. Des pierres dansantes. Quelque chose sur des pierres qui dansent. Ah, j’y suis ! Une histoire que me racontait ma vieille nourrice, pour me calmer quand j’étais grognonne. C’est sans doute pour ça que je ne m’en suis pas souvenue plus tôt. Personne n’a envie de se rappeler ses moments de mauvaise humeur, non ? Elle me racontait que les Alton avaient édifié le Château Comyn en une nuit en faisant danser les pierres. C’est une légende, bien sûr – cette édification en une nuit. Mais elle était certaine qu’il avait été construit par les Alton.
— Tu veux dire que j’ai peut-être une sorte de mémoire… génétique ?
— Enfin, exprimé ainsi, ça semble tiré par les cheveux.
Margaret se mordilla les lèvres, réalisant soudain qu’elle avait faim. Depuis qu’elle était sur Ténébreuse, elle avait l’impression de passer son temps à manger, mais elle savait que son corps n’était pas encore habitué aux rigueurs du climat ni aux fatigues de la télépathie. Le bruit du vent lui donna la nostalgie de Thétis et des senteurs océanes. Là-bas, la neige était exotique, pas ordinaire comme ici. Qui plus est, la plupart des planètes qu’elle avait visitées avec Ivor étaient de climat tropical ou au moins tempéré. À son avis, Ténébreuse était de climat excessivement rigoureux, et elle se demandait si elle s’y habituerait jamais. Elle imposa silence à son estomac, car elle sentait se former dans son esprit une question qu’elle savait importante.
— Qu’est-ce que la mémoire ?
Istvana la regarda, l’air un peu troublé.
— Ce que nous nous rappelons, bien sûr.
— Oui, mais d’où vient la mémoire ? Je veux dire, elle fait partie de notre corps et donc, elle est physiologique. Et si les savants terriens ont raison, alors nos cellules « se rappellent » des choses – comment se reproduire et se réparer, par exemple. Qui sait si elles ne peuvent pas se souvenir d’autres choses ?
Elle hésita, accablée à l’idée de discuter de l’ADN en casta. Depuis des siècles, les Ténébrans avaient institué un programme de reproduction pour la transmission du laran, mais ils n’avaient jamais développé un vocabulaire adéquat pour la génétique. Elle fit une pause, rassembla son courage, et reprit :
— Je soupçonne que la raison pour laquelle je vois le labyrinthe du Château Comyn est quelque vestige d’Ashara, ou d’une des autres Gardiennes qu’elle aurait influencées. C’est au moins une idée que je peux entretenir sans craindre pour ma raison.
— Tu as beaucoup évolué depuis notre première rencontre au Château Ardais, Marguerida. Je n’aurais jamais cru t’entendre un jour prononcer son nom sans trembler.
— Crois-moi, ce n’est pas facile !
Elle s’efforça de dissimuler le plaisir que lui faisait ce compliment et son désir d’en entendre d’autres. Elle pensait arriver un jour à manger à satiété, mais sa faim d’approbations ne serait jamais assouvie.
— La plupart du temps, j’ai l’impression d’être encore un bébé.
— Nous en sommes tous là. Nous ne surmontons jamais complètement le sentiment de notre ignorance, qui nous donne l’impression d’être encore des enfants. Et quoi que nous apprenions, il reste toujours davantage à apprendre. Dis-moi, à part cette voix inconnue qui prononçait ton nom, te rappelles-tu autre chose ?
— Oui. Il y avait autre chose, quelque chose de grave. Qui ressemblait à… à un bourdonnement.
— Un bourdonnement ?
Margaret fronça les sourcils, se concentrant sur le son, insaisissable et exaspérant. C’était un mot, elle en était sûre. Sa paume commença à s’échauffer sous son gant, les lignes d’énergie se mirent à puiser. Elle avait le mot sur le bout de la langue, et elle passa des sons en revue.
Ah, bah, dah, fah, gah…
— Hah !
— Hah ? C’est ce que tu as entendu ?
— Non. Le son commençait par « ha ». Comme Hastur, mais ce n’était pas ça. Pas « haa », comme dans Hastur, mais plutôt un « ha » long. Hastur, je me serais rappelée, je crois. Mais le reste du mot m’échappe.
Istvana soupira.
— J’ai horreur de ça quand ça m’arrive. J’ai le mot sur le bout de la langue et je ne peux pas…
— Chut !
De nouveau, Margaret se sentit rougir. Quelle grossièreté de faire taire une leronis ! Mais Istvana venait de dire quelque chose… qu’est-ce que c’était ? Elle s’efforça de se rappeler les termes exacts d’Istvana. Sur le bout de la langue ! C’était ça ! Elle chatouilla ses dents supérieures du bout de la langue. Quel son peut-on émettre du bout de la langue ?
— Lee.
— Quoi ?
— La voix a dit… Hali. C’est ça !
Elle se détendit, soulagée.
— Hali ? Tu parles du lac sur la route de Thendara ? Lieu étrange. Il me donne toujours la chair de poule.
— Non, pas le lac. Je ne t’ai jamais parlé de mon voyage d’Armida à Thendara, non ?
Elle remarqua l’expression soigneusement neutre d’Istvana.
— J’avançais à cheval avec oncle Jeff, et soudain, j’ai tendu le bras et j’ai demandé si la tour que je voyais était Arilinn. Il a pris un air bizarre, et m’a dit que non, qu’il n’y avait rien que les ruines de la Tour de Hali. À ce moment, cette tour était réelle à mes yeux, et j’ai eu l’impression que je pouvais aller frapper à sa porte. En fait, que je le devais. L’impression ne dura pas longtemps, et je l’ai presque oubliée plus tard. Je veux dire, ça ne ressemblait pas aux contraintes que… qu’Ashara m’imposait.
Margaret frissonna.
— J’ai demandé à Jeff ce qui se passerait si j’y entrais, et il a dit qu’il ne savait pas, puis on s’est mis à parler de l’espace et du temps et de tas d’autres choses.
Istvana avait l’air perplexe.
— Marguerida, cette tour n’existe plus depuis des siècles. Il n’y a qu’une ruine. Ce devait être un effet d’optique. Le Lac de Hali…
— Mikhail l’a vue aussi !
— Vraiment ? Ou a-t-il simplement vu l’image dans ta tête ? Le pouvoir de suggestion est très fort entre deux…
— Il croyait voir la Tour de Hali et il ressentait la même envie que moi d’y entrer ! Je me rappelle avoir pensé qu’un jour j’y reviendrais et…
— Et quoi ?
— Je ne sais pas. Quand j’ai vu la tour et que j’ai parlé du temps avec Jeff, Mikhail a mentionné quelque chose qu’il a appelé la Recherche Temporelle.
Maintenant, Istvana avait l’air franchement inquiet, et elle ne chercha pas à le dissimuler.
— La Recherche Temporelle ! Marguerida, tu es beaucoup trop inexpérimentée pour penser seulement… Je sais que Damon Ridenow – l’ancien, pas Jeff – s’y est livré autrefois, mais il était très habile et avait étudié des années. Et même ainsi, il a failli en mourir ! Je t’en supplie, ôte-toi cette idée de la tête.
Margaret sentit la détresse profonde de la leronis, et elle ne voulut pas l’aggraver. Comment diable m’ôter quelque chose de la tête ? C’est impossible. Plus on essaye, plus on y pense ! Elle haussa les épaules et changea de conversation. Elle connaissait assez Istvana pour savoir qu’il était inutile de discuter avec elle quand elle avait pris une décision. Sous sa gentillesse et son empathie, il y avait une grande fermeté.
— J’ai faim.
Istvana parut soulagée.
— Tu as toujours faim. Je sais que le travail des matrices donne de l’appétit, mais tu es la meilleure fourchette que j’aie jamais vue. Je ne comprends pas comment tu conserves ta minceur. Si je mangeais comme toi, je ferais éclater mes coutures ! Il y a de la soupe à la cuisine. Viens.
Margaret sortit de son lit, enfila une grosse robe de chambre, concentrant son esprit sur les grognements de son estomac. Elle savait qu’elle dissimulait, et ça ne lui plaisait pas. Elle n’oublierait pas son rêve, ni la voix qui l’avait appelée. Elle ne pouvait rien y faire pour le moment, sauf d’enfouir ce souvenir dans le tréfonds de son esprit. Après tout… ce n’était qu’un rêve.
Une heure plus tard, après deux bols de soupe épaisse et quelques tranches de pain tartinées de beurre et de miel, Margaret se sentit rassasiée et beaucoup moins angoissée. Elle quitta Istvana et retourna dans sa chambre. Dès qu’elle eut refermé la porte, elle sentit des pulsations dans sa main et des démangeaisons au-dessus des yeux. Ces derniers mois, elle avait quelque peu appris à contrôler son esprit, et récemment, quand quelqu’un cherchait à la contacter, elle avait cette démangeaison. Ce n’était pas agréable, mais au moins, ça attirait son attention.
Elle s’assit dans son fauteuil et relâcha un peu son contrôle mental. Au bout de quelques secondes, la démangeaison cessa, et elle sentit une chaleur familière envahir son corps. Parfois, elle ne distinguait pas tout de suite un esprit d’un autre, mais elle reconnaissait instantanément celui de Mikhail.
Que fais-tu debout à cette heure, Mik ? Les tentures de soie de la chambre l’empêchaient de bien « entendre », mais elle était trop alanguie après son repas pour aller dans une autre pièce.
Je voudrais bien le savoir. Le désir de te voir et la frustration, je suppose.
Oh, Mik ! Margaret sut que quelque chose le tracassait depuis son retour à Thendara, et elle se demanda ce que c’était. Elle se rappela qu’il ne lui avait jamais vraiment dit ce qui s’était passé à la Maison Halyn avant que tout ne soit fini, et elle se sentait un peu troublée par cette exclusion. Elle croyait qu’elle et Mikhail pouvaient tout se dire ! Mais cela concernait sans doute les enfants Elhalyn, et il pensait que ça ne l’intéressait pas.
J’adore ces réactions de vierge effarouchée.
Je sais. Ça valorise ton ego de mâle, non ?
Ne sois donc pas si susceptible. Comment ça va ?
Toujours pareil. Je continue à apprendre et à constater que je sais très peu de choses. Je rêve, aussi. Et à propos de rêves, il faut que tu arrêtes tes fantasmes. Ils commencent à faire jaser les autres.
Laisse-les jaser ! De plus, je n’y peux rien. Je n’ai jamais désiré être un Roméo, mais entre mon père et le tien…
Je sais, je sais. Au moins, nous ne sommes pas jeunes et stupides et nous n’allons pas nous empoisonner ou autre chose.
Non. Et si je devais me servir de poison, ce ne serait pas pour moi. Mais à propos de rêves, j’en ai fait un avant-hier.
Oui, je me rappelle.
Non, pas celui-là, créature perverse. De temps en temps, je rêve d’autre chose que de toi. Et ce rêve était curieux, quoique ça ne m’ait pas frappé sur le moment. Depuis mon retour, il s’est passé tant de choses qu’un rêve n’avait pas la priorité. Mais je l’ai refait cette nuit, il y a environ deux heures. Ce n’était peut-être pas le même rêve, mais… il y avait la même voix les deux fois.
Grave, vibrante comme un tremblement de terre ?
Oui. Comment sais-tu…
Je l’ai entendue aussi. J’ai entendu mon nom – ou une version de mon nom. Attends. Oui. La voix disait « Margarethe ».
Oui. Moi, j’ai entendu « Mikhalangelo » dans mon rêve, pas Mikhail. La prononciation était étrange.
C’est que tu es un des Anges Lanart. Tu as entendu autre chose ?
Juste deux mots – Solstice d’Hiver.
Solstice d’Hiver ? Margaret fut surprise et un peu déçue, car elle espérait qu’il avait entendu « Hali ». C’était comme si chacun avait des morceaux d’un puzzle, comme s’ils devaient les assembler pour comprendre.
Il y a quelque chose de spécial au Solstice d’Hiver ? Je ne connais pas encore très bien les coutumes de Ténébreuse.
Il y a une fête, mais la seule chose de spéciale sur la prochaine, c’est que les quatre lunes seront visibles en même temps dans le ciel – enfin, visibles, c’est façon de parler, vu que le ciel est généralement couvert.
Elles sont souvent en conjonction ? L’astronomie demeurait pour elle un mystère, et elle le savait. Elle comprenait la musique, mais penser en trois dimensions la dépassait.
Seulement une ou deux fois par génération, mais ce n’est pas arrivé au Solstice d’Hiver depuis des siècles. Les diseuses de bonne aventure ne parlent que de ça, sinon je ne le saurais pas. Priscilla Elhalyn adorait les devins, et c’est sans doute pour ça que j’y ai fait plus attention que d’habitude. Sa voix mentale avait pris un ton lugubre.
Pauvre Mik ! Si seulement…
Si seulement oncle Régis ne m’avait pas mis la Régence sur les bras.
Écoute, Mik, nous avons fait le même rêve, mais dans le mien, le mot n’était pas « Solstice d’Hiver ».
Qu’est-ce que c’était ?
Hali.
Elle entendit mentalement quelque chose, comme un soupir.
J’aurais dû m’en douter, non ? Quand nous avons vu la Tour, nous savions tous les deux que nous irions un jour.
Mik, personne ne nous laissera aller dans une Tour fantôme, et tu le sais ! Tu cherches une excuse pour t’éloigner du gâchis… où ton oncle t’a fourré.
Elle avait horreur de critiquer Régis Hastur, même légèrement, mais parfois, elle ne pouvait pas s’en empêcher. Et en même temps, elle sentait que Mikhail était troublé par autre chose.
Bien sûr que oui ! Mais ça n’est pas la raison. Crois-tu vraiment que nous avons le choix ? Sers-toi de ton Don des Aldaran, dis-moi que nous n’irons pas, et je te jure de ne plus jamais t’en parler.
Je ne sais pas si je peux, Mik. Le Don des Alton et assez simple. Je peux m’en servir ou non, forcer ou non le rapport au choix. Mais le Don de clairvoyance des Aldaran… c’est une autre histoire. Il se manifeste de façon aléatoire. Je n’ai guère de contrôle sur lui. Je ne peux pas y avoir accès comme… à un ordinateur, par exemple.
Non, je suppose. Je me rappelle comme tu as vu la future fille d’Ariel à Armida le jour…
Le jour où Domenic a eu son accident. Tu peux le dire. La souffrance du souvenir s’épanouit dans son esprit. J’étais pratiquement hors de moi, avec Gabe qui exigeait que je l’épouse immédiatement, et le reste. Je n’ai plus jamais eu de vision aussi forte, et franchement, ça ne me manque pas.
Je te comprends. Je suppose que ça n’a pas d’importance – mais le rêve donnait une telle impression d’urgence !
Soudain, Margaret n’eut plus envie de parler du rêve et changea de sujet.
Comment vont les Elhdémons à Thendara ?
Alain et Vincent ont été transportés à Arilinn, où ils reçoivent les soins qu’il leur faut. J’avoue que je suis soulagé d’être libéré de cette responsabilité. Emun va mieux – il a pris un peu de poids et n’a plus l’air d’un fantôme. Je voudrais avoir plus confiance en son avenir. Et les filles sont merveilleuses. Le jeune Dani est follement amoureux de Miralys, et Dame Linnea les surveille comme un couple de faucons reproducteurs. Valenta, de son côté, me considère comme le parangon de toutes les vertus viriles. Je te préviens, ma chérie, qu’elle ne sera pas tendre avec toi, car elle verra en toi une rivale.
Dommage que tu ne puisses pas l’épouser et me garder comme barragana !
Marguerida ! C’est très choquant ! Mais j’adore quand tu dis des inconvenances !
Je sais – ce qui m’encourage ! Il faut attendre, je suppose. Je serai bientôt à Thendara.
Jamais assez tôt pour moi ! Bonne nuit !
Dors bien, Mikhail, et plus de rêves perturbants !
Mikhail quitta son esprit, ne laissant derrière lui que la tendresse de sa dernière pensée. Elle la savoura longtemps, sachant qu’elle n’aurait peut-être jamais rien d’autre de Mikhail Hastur. Et si Neskaya n’était pas bloqué par la neige, elle serait bientôt avec lui.
La chambre était froide maintenant, et plus froide de minute en minute. Margaret le réalisa, et remarqua que ce n’était pas la température qui diminuait, mais une vague appréhension qui la glaçait jusqu’aux moelles. Ce n’était qu’un rêve, et il ne fallait pas y penser. Mais elle ne pouvait se défendre d’une prémonition de fatalité.